RéSUMé SUME
La dentisterie esthétique repose sur un certain nombre de règles théoriques établies depuis de nombreuses années et qui font partie des fondamentaux de la culture esthétique. Cependant, pour arriver à faire des dentures vivantes et expressives le praticien doit éduquer son sens artistique et de la composition. Il doit entraîner sa vision et ses capacités de perception des formes et des couleurs. Cette approche s’appuie sur la discipline de la psychologie de la perception qui a montré l’importance du cerveau droit dans l’aptitude artistique.
IMPLICATION CLINIQUE
Améliorer ses connaissances artistiques dans le domaine de la science du naturel pour mieux restaurer les sourires de nos patients.
De nombreux progrès ont été réalisés dans le domaine des biomatériaux esthétiques au cours des vingt dernières années mais, selon nous, le discours sur la perception esthétique est resté en retrait.
En effet, si chacun a pu suivre le développement des innovations industrielles dans le domaine des matériaux céramiques et de leur mise en forme technologique (Empress®, Dicor®, Cerec®), avec en particulier le développement de la CFAO, peu d’informations ont été fournies aux praticiens concernant deux aspects fondamentaux : la philosophie de l’esthétique et la perception visuelle.
Cet article est basé sur des conférences débutées il y a de nombreuses années sur le thème de la perception et de la composition visuelle, insufflées par notre amour de la peinture, de la musique et des arts visuels, mais par-dessus tout par notre passion pour notre travail et la beauté de la nature.
Notre problématique est de comprendre comment nous pouvons, grâce à nos restaurations, améliorer l’expression d’un visage et mettre en valeur la personnalité du patient.
DE LA NATURE à L’ESTHÉTIQUE
Le désir de saisir la perfection esthétique se retrouve à toutes les époques. Nous pouvons recourir à divers procédés pour « arrêter le temps », la chirurgie esthétique et les produits cosmétiques par exemple, mais une pratique dentaire artistique peut également contribuer significativement à cette recherche car le sourire est responsable de 60 à 70 % de la perception de l’ensemble du visage.
Il n’y a pas si longtemps, l’esthétique était définie comme la science de la beauté. Dans le passé, et peut-être encore aujourd’hui, nombreux étaient ceux qui croyaient que c’était l’esthète qui enseignait aux autres l’art de la beauté et comment la créer. Heureusement, l’esthète a cessé de dicter les règles de la beauté et du goût. Aujourd’hui l’esthétique joue un rôle important non seulement dans l’art, mais également dans la vie quotidienne individuelle et sociale. Tout objet ou fait (événement naturel ou résultant de l’action humaine) peut être porteur d’une fonction esthétique. Notre avis est qu’entre une forme esthétique et une qui ne l’est pas, il n’existe aucune frontière claire et précise car cette appréciation relève de la nature, du temps et de l’espace. Aucun objet ou fait n’existe en soi, indépendamment de son environnement immédiat, de l’époque, de l’âge du vivant et du sujet qui doit l’évaluer.
Quand une chose heurte les règles de l’esthétique, nous la trouvons laide alors que nous parlons de mauvais goût quand il s’agit d’un objet issu des mains humaines dont la finalité esthétique n’a pu être atteinte par son auteur. Les phénomènes naturels peuvent être laids, mais ne sont jamais de mauvais goût. En prothèse notre objectif de reproduction est avant tout une interprétation visuelle.
Une création par un concepteur non éduqué, basée uniquement sur l’instantané de ce qu’il voit, est forcément fausse et imprécise. La créativité consiste à réorganiser des concepts déjà connus. Elle a donc besoin du savoir pour le restructurer, l’interpréter et le réutiliser. La créativité consiste donc à arranger des éléments déjà connus d’une manière nouvelle et appropriée à la situation. La nature crée ses formes selon les matériaux, la fonction, l’utilisation et l’environnement. Il semble par conséquent qu’une chose parfaite soit également belle et agréable.
C’est pourquoi l’étude et l’observation des formes naturelles s’avèrent très utiles pour nous qui avons besoin de comprendre la nature. Nous devons savoir qu’il existe une façon de copier et une façon de comprendre. Copier est important mais ne nous aidera probablement pas à comprendre, parce que nous copions ce que nous voyons et nous voyons ce que nous percevons. Copier la nature peut être une forme d’aptitude gestuelle et mentale, mais ne nous aide pas à comprendre les choses en profondeur pour la simple raison que nous ne pouvons voir que la superficie des choses.
C’est l’étude de la structure des choses naturelles qui, par l’observation de l’évolution des formes, peut nous donner la possibilité de comprendre de mieux en mieux l’essence de la nature et son fonctionnement intime. La connaissance des illusions perceptives est aussi enrichissante.
Le cas clinique suivant. montre la progression des étapes pour amener progressivement la patiente d’une expression fermée et triste à un visage séduisant et rayonnant en fin de traitement grâce à un travail créatif de composition du sourire. Une étape importante est la réalisation de facettes ou masques provisoires en résine sur les centrales sans préparation des dents. Nous décidons alors avec la patiente, au vu du résultat avec les deux centrales rallongées, de recouvrir également les latérales pour harmoniser la ligne incisive.
La patiente part chez elle avec les masques et obtient le nouveau regard et l’approbation de son entourage qui la trouve plus belle. Cette démarche avec les proches doit être recherchée en esthétique. Quatre facettes feldspathiques très fines sont réalisées sur matrice de platine avec des variations morphologiques naturelles. Un ajustage minutieux palatin réajuste les guidages occlusaux pour la pérennité fonctionnelle du travail.
DE LA VISION à LA PERCEPTION
Il est commun de croire que nous voyons avec les yeux ; bien sûr ces derniers sont essentiels à la vision, mais combien d’entre nous, peut-être la majorité, qui, en dépit d’une bonne vue, voient si peu, dans le sens qu’ils ne voient pas ce qu’ils regardent. Nous ne voyons pas seulement avec les yeux ou pour le dire différemment, les yeux ne sont pas suffisants pour voir. Nous pourrions dire que le binôme oeil/cerveau est essentiel, mais ce n’est pas entièrement vrai car il y a des gens dotés d’une bonne vue et d’une intelligence aiguë qui cependant ne voient pas vraiment. Ce qui nous permet de voir est la perception visuelle. La vue est une aptitude normale que nous possédons tous ; les animaux regardent aussi et ils sont aidés par leur instinct naturel pour voir de façon détaillée.
La vue implique une éducation, un entraînement individuel authentique, semblable à celui d’un étudiant pianiste au conservatoire de musique, travaillant de longues années ses notes et ses gammes. La vue et la pensée ne sont pas indépendantes. On pourrait dire « je vois ce que je pense », ce qui n’est pas un jeu de mot simpliste, mais une réelle prise de conscience de la connexion oeil/cerveau.
Si nous regardons un tableau pour la première fois, nous aurons une perception globale plus ou moins riche de détails mais jamais un reflet complet de la réalité de la toile. Cette première impression picturale deviendra une vraie connaissance quand au cours des regards suivants nous rentrerons dans la structure du tableau (figures, fond, dimensions des masses, relations entre les parties) sous l’éclairage de notre culture et de notre époque. Souvent, nous sélectionnons mentalement dans ce que nous voyons ce que nous sommes capables d’apprécier et de comprendre dans un rapport forcement subjectif à la réalité. C’est pour cela que chaque observateur peut voir des choses différentes dans un même sujet. La signification change si l’attitude mentale change. Dans la peinture de Lucian Freud, l’artiste tout en gardant à l’esprit les composantes structurelles de la composition du portrait est capable d’accentuer et d’interpréter tous les détails expressifs de ce visage.
Nous nous sommes alors demandés pourquoi les artistes perçoivent tant les détails des choses qu’ils reproduisent ? La seule réponse que nous puissions donner est qu’ils ont développé leur perception visuelle et qu’ils possèdent la capacité de voir à l’intérieur de la globalité « to see in the whole ». La perception visuelle est dévolue au côté droit du cerveau, comme l’intuition et le sens artistique. Un hémisphère cérébral droit bien équilibré est fondamental pour acquérir la capacité de percevoir toute composition comme un jeu d’équilibre formant le tout. Nous avons alors commencé à essayer de développer notre perception pour voir les choses avec une plus grande intensité. Par conséquent, si nous apprenons à observer d’une manière différente et à percevoir des choses avec plus d’intensité, nous pourrons concevoir des dents aux formes différentes de celles auxquelles nous pensions auparavant. La figure 10 montre un travail de variations expressives sur trois provisoires pour une patiente qui se plaint d’un sourire avec des dents trop courtes.
Pour nous les dents constituent le centre d’intérêt principal de notre travail. Elles doivent s’intégrer dans une logique de composition des structures, des formes et de la couleur qui interagit avec la vision globale dento-labiale et dento-faciale. Au final, elles doivent mettre en valeur et souligner les traits les plus marquants de la personnalité du patient. Les éléments analysés de la composition buccale, par les interactions formelles et chromatiques, sont capables de générer des tensions et des mouvements entre eux et avec la vision globale du visage. Nous essayons toujours de trouver les clés d’un équilibre dentaire esthétique fragile, pour éviter à tout prix des compositions plates et impersonnelles
DE LA PERCEPTION à LA PSYCHOLOGIE
L’impression reçue par nos organes sensoriels en présence de certains stimuli porte habituellement le nom de sensation. La perception est plus complexe. On la comprend comme l’organisation de toutes les données relayées par les sens ; grâce à cette organisation, nous devenons conscients des informations reçues. Pour comprendre ce que nous voyons vraiment, nous devons aussi comprendre comment nous percevons. C’est le domaine de la psychologie de la perception. Plus nos connaissances en psychologie de la perception sont étendues, plus nous pouvons comprendre la nature et ce que nous voyons. Un des nombreux courants ayant ouvert la voie de la psychologique de la perception est la psychologie de la forme (en allemand : Gestalt). Les disciples de ce courant ne considèrent plus les phénomènes de la psyché comme une somme d’éléments devant être isolés, mais comme des ensembles formant des unités autonomes. Afin de mieux nous faire comprendre faisons un parallèle avec la musique. Si l’on considère une mélodie, la musique dans son entier n’est pas perçue comme la simple somme des notes qui la composent mais comme un ensemble cohérent. C’est ce que nous devons chercher aussi avec la forme. La théorie de Gestalt veut prouver
scientifiquement que les fonctions psychiques humaines et animales agissent selon « le critère de perception du tout différent de la somme de ses parties. ». La perception est le phénomène qui, plus que d’autres, donne immédiatement et spontanément conscience des structures, apprises comme un tout indivisible, et pas comme la juxtaposition de ses parties constitutives. Selon la théorie de Gestalt, nous n’assemblons pas des sensations isolées par un travail mental, pas plus que nous ne percevons des éléments un par un pour les associer et les construire par la suite. Ces éléments sont organisés immédiatement dans notre esprit en une forme particulière concise et claire “de bonne forme”. Appliquée à la dentisterie esthétique cela signifie que les dents ne peuvent pas être considérées comme des éléments isolés, mais qu’elles font au contraire partie d’un tout intégrées dans le visage et l’environnement facial (fig. 13). C’est ce travail de prise de conscience de la perception qui va permettre au praticien de progresser dans l’art de la composition.
Notre façon d’observer peut être divisée en quatre phases :
1. nous voyons d’abord les dents sans analyser leur structure, en les considérants seulement du point de vue intuitif géométrique, ce sont pour nous tous des dents avec une « physiognomonie » précise. C’est la perception visuelle objective géométrique ;
2. chacun de nous voit ces dents d’un point de vue différent et avec des émotions et des états d’esprit également différents. Par conséquent certains pourront les aimer et d’autres pas, en fonction des goûts personnels, de la culture des formes et de la couleur. Ainsi la perception visuelle deviendrait psychosensorielle et psychoaffective ;
3. nous voyons les dents également dans leur contexte, qui est lié à la bouche et au visage des individus, avec lesquels elles forment un tout. C’est la perception globale topologique ;
4. nous observons alors les matériaux qui les constituent et les détails qui les caractérisent. On peut parler de perception phénoménologique.
Ces aspects sont interdépendants. Quand nous voyons quelque chose, nous le voyons toujours à travers ces quatre filtres de la perception visuelle, on parle du « développement synchrone ». De fait, quand nous produisons des restaurations, nous sommes toujours en balance entre ces différentes analyses et nous pouvons aussi être affectés par des éléments psychologiques et personnels. Aussi chacun de nous voit dans les mêmes objets des choses différentes, et un même observateur peut avoir des lectures multiples et fluctuantes si son attitude mentale change. En prenant un nouveau livre, un bon imprimeur le regarde attentivement, le passe en revue avec soin, observe le type et la façon dont sont préparés les caractères typographiques ; il note et critique le papier, la reliure et la couverture de l’ouvrage, la rondeur ou les angles et de nombreuses autres choses.
Un lecteur, ignorant de l’impression, lit le titre et considère le prix du livre, l’achète et le lit mais il ne saura décrire, si on lui demande, la typographie du livre. Il ne le saura pas car son intérêt était ailleurs. Son monde dépourvu d’images n’est pas connecté avec les choses qu’il ne connaît pas. Il en va de même pour nos patients qui ne connaissent rien aux dents : dans leur imaginaire, toutes les dents sont blanches et identiques. En interagissant dynamiquement avec le patient (par exemple dans la réalisation des masques et des provisoires), nous lui offrons l’opportunité d’améliorer ses connaissances en esthétique dentaire. Il est fondamental de partager avec les patients les bases de la psychologie de la perception et l’importance de la vision. Cet échange d’informations nous permettra d’entrer dans le monde du patient et de lui faire partager un processus actif. Au travers de ces exemples nous comprenons que la perception signifie la connaissance : « nous ne pouvons pas réaliser quelque chose que nous ne connaissons pas ».
LA MAÎTRISE DE L’HARMONIE
Léonard De Vinci a étudié en profondeur la structure et la fonction des choses qu’il a représentées. Il a su réorganiser ses modèles y compris les plus complexes avec une clarté maximale. Par quelles ruptures pourrions-nous aussi atteindre ce savoir ? Le cas clinique suivant (fig. 14a, b) illustre ce que nous cherchons à reproduire chez notre patient. Restaurer le sourire et l’harmonie dentaire
Tout d’abord comme tout dentiste nous nous attachons à restaurer les organes dentaires, remplacer les tissus perdus en respectant les tissus restants, améliorer l’harmonie des proportions, celle des rapports dento-gingivaux, dento-labiaux et occlusaux des rapports dento-dentaires
Restaurer le sourire en accord avec le visage et la personnalité
Notre démarche doit dépasser le cadre du sourire et c’est ce que beaucoup de dentistes et prothésistes oublient. Nous explorerons la structure liée à la forme du visage (ovale, triangulaire, carrée) et les relations possibles avec la composition des dents, leurs formes et leurs couleurs.
Nous explorerons également l’interaction des dents avec l’âge, le sexe et personnalité du patient. Dans une composition dentaire bien équilibrée, tous les facteurs tels que la forme la direction et la position, sont déterminés les uns par rapport aux autres, afin de rendre toute modification impossible et de conférer un caractère de nécessité à chaque partie dans l’ensemble ; ceci signifie équilibre, harmonie, mais pas nécessairement proportion idéale ou symétrie.
Cerveau droit et cerveau gauche
La perception de l’harmonie de l’équilibre appartient au côté droit du cerveau. Malheureusement les tâches cérébrales quotidiennes habituelles stimulent beaucoup plus notre hémisphère gauche dominé par le verbal, l’analytique, le symbolique, le temporel, le raisonnable, la logique et les processus linéaires, alors que les processus non verbaux, synthétiques, analogiques, intemporels, non raisonnables, l’espace, l’intuition, le sens artistique sont traités par l’hémisphère droit. La partie gauche du cerveau surentraînée interfère souvent avec notre capacité de perception. Elle analyse immédiatement et en premier les différences de détail et la symétrie. Un hémisphère droit peu entraîné travaille sans interférences pendant les trois premières secondes puis le gauche commence à prendre le relais. Quand nous cherchons à apprécier l’équilibre et l’harmonie d’une composition, notre regard ne doit pas excéder cette durée de quelques secondes sous peine de perdre la capacité à évaluer l’ensemble.
Qu’est-ce que l’équilibre ?
L’équilibre est la stabilisation résultant de l’ajustement précis de forces antagonistes. Quand quelque chose est perçu par l’oeil avec une tension inconfortable, l’équilibre de la composition n’est pas atteint. L’oeil perçoit l’équilibre quand les forces physiologiques du système nerveux central sont distribuées de manière à s’équilibrer. Naturellement, l’équilibre n’exige pas la symétrie ; nous pensons même que la symétrie a peu à voir avec la dentisterie esthétique, (la figure 13 le démontre parfaitement avec le chevauchement des incisives centrales restaurées) mais nous devons savoir qu’une inégalité asymétrique n’est convaincante que si elle est soulignée par des éléments qui, d’une manière ou d’une autre, la contrebalancent. Ce dernier cas clinique illustre ses variations légères d’asymétrie équilibrées dans les bords incisifs, les positions des incisives latérales et la différence de hauteur des pointes canines.
Inspirons-nous de la nature où tout est équilibre. Nous atteindrons ainsi la beauté du sourire par l’harmonie dans nos compositions dentaires.
CONCLUSION
La connaissance des fondamentaux théoriques régissant la dentisterie esthétique est essentielle mais non suffisante pour obtenir de bons résultats esthétiques. La nature ne lit pas de manuels, seule une compréhension réelle de la psychologie de la perception visuelle nous aidera à développer notre sensibilité et notre capacité à réaliser des compositions équilibrées permettant de rendre nos travaux moins stéréotypés et plus naturels. Dans ce domaine, l’harmonie, l’équilibre et l’asymétrie sont des éléments essentiels pour que notre travail soit compatible avec la personnalité, le style et l’individualité du patient. Au final nous améliorerons l’expressivité du visage tout entier de nos patients.